Chucho Valdés joue avec les styles, bop, pop, son, mambo, classique, contemporain et ainsi de suite… Tout n’est finalement que matière à créer de la musique. Voilà pourquoi la loi des sacro-saintes catégories, les histoires de chapelles et les œillères des gardiens du temple, il s’en est affranchi avec style, le sien : une main de fer et un doigté de soie, qui peut caresser ou fracasser le clavier, tourner autour d’une simple ligne mélodique, décoller sur une dense rythmique ou partir dans des vertiges harmoniques. Impossible de cerner l’art de Chucho Valdés, « le pianiste le plus complet au monde », selon un magazine de référence dans le jazz. Un pur (impur ?) produit de l’école cubaine, il incarne ce qu’un autre Caribéen, le philosophe martiniquais Edouard Glissant, désigne par le Tout-monde. Une notion qui n’a rien à voir avec le conformisme de l’universel ni l’uniforme du métissage. Et à bien l’écouter, la musique de Chucho Valdés raconte autrement une même version du monde, ouvert par nature à l’autre, une
« archipellisation » de la pensée qui invite à tracer des passerelles entre les mondes, à briser les murs des identités segmentées.
Avant de nous revenir fidèle à une esthétique dont il a lui-même posé de profonds jalons, Chucho Valdés aura creusé de nombreux sillons. Des chemins buissonniers quelque part entre Monk et Ravel ; des sentiers lumineux éclairés par Ernesto Lecuona et Bill Evans. Autant de pistes de réflexion, fondatrices et fondamentales, pour ce musicien qui cherche et trouve dans les notes, noires et blanches, la matière à faire jaillir un univers de toutes les couleurs. À l’image des visions surréalistes du peintre Lam, dont une œuvre servit de support à Misa Negra, album totémique d’Irakere. Une jungle sonore plus qu’un groupe de musique, un creuset générationnel plus qu’une addition de surdoués, Irakere est entré depuis belle lurette au panthéon des musiques cubaines. Tous au service de son maître d’œuvre, une vision polymorphe où le jazz entre en transe, où le funk se joue en version latine, où le bon vieux swing se conjugue avec la clave si typique. Emblématique de toute sa démarche, Irakere n’est malgré tout qu’une partie de la carrière bien plus vaste de Dionisio Jesús « Chucho » Valdés Rodríguez. Il y eut un avant, et puis un après.
Avant ce furent les leçons de piano au conservatoire, les premières années à se faire la main, à parfaire une science du contrepoint et un sens de la mélodie ajustée auprès de son père, Bebo Valdés, haute autorité de la musique cubaine. En 1959, le jeune homme débute d’ailleurs dans Sabor de Cuba, sous la direction de ce dernier, avant qu’il n’émigre. Âgé de 19 ans, Chucho Valdés demeure lui à La Havane où il va vite devenir un des piliers du label Egrem, tout en développant en parallèle ses propres projets : Chucho Valdés et son combo, en 1960, puis l’Orquesta Cubana De Musica Moderna, un septuor plus orienté jazz, et enfin Irakere, qui s’impose dès son premier disque en 1974 avec « Bacalao Con Pane », un classique de groove bariolé ! Dès lors, il va enchaîner les succès, engranger les Grammy, renouvelant constamment cette formation et cette formule durant plus d’un quart de siècle. Et après l’an 2000 ? Ayant déjà rejoint l’écurie Blue Note, le natif de Quivicán signe désormais sous son seul nom des disques qui font la synthèse de soixante ans de musiques, où il se projette tout autant vers de nouveaux territoires : New Conceptions, puis Chucho’s Steps, saluent ainsi les géants de l’histoire du jazz.