Certains albums naissent presque d’un jet, dans la spontanéité du moment ou d’une session. D’autres doivent maturer, comme du bon vin. S’inscrire dans le temps long pour aboutir. C’est le cas de « Streets of Minarets », du chanteur et joueur de oud tunisien Dhafer Youssef.
Autant la genèse de son précédent album, « Sounds of mirrors », paru en 2018, avait découlé d’une évidence, celle de confronter sa voix si particulière, d’une pureté rare, et son instrument, l’oud, à la musique traditionnelle indienne. Autant ce dixième opus aura nécessité cinq années de travail, un long cheminement, parsemé de doutes, d’essais et d’insatisfactions, une opération des cordes vocales et quelques idées noires. Sans compter la pandémie. Avant de trouver enfin la bonne formule, dans une révélation quasi-mystique.
Mystique, car Dhafer s’est engouffré dans la musique comme d’autres entrent dans les ordres : religieusement. A l’âge de dix ans, en chantant dans les mariages organisés dans son village natal de Téboulba, à 25 kilomètres de Monastir ; puis en s’exerçant sans relâche sur son instrument, jusqu’à en acquérir une parfaite maîtrise. Au point que sur scène, il fait penser à ces « guitar heros », rock stars des années 70, autant par sa technique et sa virtuosité, que par l’énergie qu’il dégage.
Encore fallait-il, après tous ces voyages et concerts en pagaille, en France, au Liban, en Syrie ou encore à Vienne, où il réside pendant 13 ans pour étudier la musique classique, que le feu sacré ne subsiste. Et cette ambition : que ce nouvel album soit la hauteur des musiciens qui ont contribué à le façonner. Pensez du peu : Herbie Hancock au piano, Marcus Miller à la basse, Rakesh Chaurasia (flute), Adriano Dos Santos Tenori (percussions), Dave Hollande (contrebasse), Vinnie Colaiuta (batterie) et Ambrose Akinmusire (trompette). Rien que ça. « D’habitude, je compose d’abord la musique, explique Dhafer. Ensuite seulement, je pars à la recherche des musiciens qui pourraient l’interpréter. Avec ‘Streets of minarets’, j’ai fait exactement l’inverse. C’était une expérience nouvelle pour moi. »
Une expérience dont la genèse remonte à 2015, lorsqu’il rencontre le pianiste Herbie Hancock à l’occasion d’un festival à Paris. « C’était comme un rêve, raconte-t-il. Herbie avait été l’un des héros de mon enfance, de ceux qui m’ont donné envie de devenir musicien. Je rêvais de faire un disque avec lui. » Quelques années plus tard, son épouse lui suggère de lui écrire. Ô surprise, il répond dans la foulée et accepte de jouer sur son album. A la condition expresse que Dhafer soit également sur le sien.
Ce qu’Herbie Hancock ne sait toujours pas aujourd’hui, c’est que Dhafer avait déjà tenté de le rencontrer, 35 ans auparavant. « C’était à Vienne, en plein hiver, se souvient-il. J’étais sans le sous, même pas de quoi payer la place de concert qu’Herbie donnait ce soir-là. Devant l’entrée de la salle, j’ai tenté de donner la partition d’une chanson que j’avais écrite pour lui à son manager. Je ne sais même pas s’il l’a finalement eue entre ses mains. » Cette chanson, c’était « Byzance », renommée depuis « Sudra Funk » pour l’enregistrement de... « Streets of minaret ».
Herbie Hancock a joué sur plusieurs albums de Miles Davis. Tout comme Marcus Miller, à qui l’on doit l’écriture, la production et évidemment la basse de « Tutu » en 1986, l’un des plus grands albums du maître. Dhafer Youssef aurait pu être écrasé par le poids de ces deux icônes, et ne pas trouver sa place. A l’écoute de Streets of Minarets, c’est tout le contraire. Il s’est nourri de leur expérience et de leur musicalité, sans perdre ce qui fait son identité musicale : ce pont entre l’orient et l’occident ; entre la musique traditionnelle, indienne, arabe ou classique, et le jazz. Le guitariste Nguyên Lê, avec lequel il a déjà collaboré sur plusieurs albums, a fait le reste, mixant les dix pistes chez lui à Lyon.
« Ce nouvel album raconte d’abord des voyages, confie Dhafer. Des voyages au quatre coins du monde, à la recherche de sonorités inédites. J’y chante différemment, en utilisant des effets avec lesquels j’ai grandi. Notamment le son des mégaphones pour l’appel à la prière. » D’où le titre : «Street of minarets ». Les autres musiciens font le reste. La flûte de Rakesh Chaurasia a ainsi été enregistrée à Bombay ; Adriano Dos Santos Tenori a joué ses percussions à Paris ; Dave Hollande y a posé ses lignes de contrebasse avant que le master ne soit finalisé à Göteborg en Suède. « Un voyage dans le temps aussi, précise-t-il encore. Entre l’enfant que j’étais, féru de musique et admirateur des grands maîtres, Miles, Herbie, Marcus... et l’adulte que je suis devenu. » Entre le jazz des années 50 et sa version plus rock des années 80 aussi. Un musicien en perpétuel mouvement, fuyant comme la peste les « étiquettes, le kitsch et l’exotisme ».
L’aérien « Streets of Minarets », titre éponyme, ouvre l’album, comme l’incipit d’un roman. Et prévient l’auditeur : il va être emporté, très loin. « Bal d’âme » (quel titre !) fait une transition quasi-cinématographique, posant le décor d’un dialogue entre l’oud de Dhafer et le piano d’Herbie. Dialogue qui se fait agora dès le troisième morceau : « SharQ Suite 1 : SharQ Serenade ». La basse de Marcus Miller, la batterie de Vinnie Colaiuta et la trompette d’Ambrose Akinmusire s’y invitent, dans une conversation qui s’étire, morceau après morceau. Des mesures composées sur « Funky SharQ », jouent la syncope sur laquelle les nappes du synthé d’Herbie rappellent les Head Hunters. Sans parler du slapping de Marcus sur « Sudra Funk ».
Qui aurait imaginé que l’Oud, luth oriental au ventre rebondi, pourrait revêtir des accents de funk ? Mais qui, il y a quarante ans, aurait imaginé Miles Davis associer sa trompette aux synthétiseurs et autres batteries électroniques, sans se dévoyer une seule seconde ? L’audace est assurément la marque des grands.
Erwan Benezet