Échange avec Diana Soh, compositrice associée à l’Opéra National de Bordeaux suite à la représentation de son opéra The Carmen Case et en préambule de deux concerts, les 3 et 6 mars, où ses œuvres seront mises à l’honneur. D’origine singapourienne et vivant en France, Diana Soh intègre des problématiques sociétales fortes dans son travail et nourrit son écriture de recherches autour de la voix et des nouvelles technologies.
Comment avez-vous collaboré avec l’Opéra National de Bordeaux ? Quelles sont les pièces que vous avez sélectionnées et pourquoi ?
La collaboration avec l'Opéra National de Bordeaux comprend différents types d'événements où ma musique et ma présence sont requises. Il y a eu une série de conversations avec Emmanuel Hondré et son équipe sur la meilleure façon de présenter un aperçu de mes œuvres musicales sous plusieurs angles au cours de cette saison, et je suis honorée de pouvoir partager mon travail avec le public bordelais.
L’ONB a accueilli mon opéra pour 9 chanteurs et 13 musiciens The Carmen Case, qui est un dialogue avec Carmen de Bizet dans l’espace et le temps, avec texte et mise en scène d’Alexandra Lacroix et de l’Ensemble Ars Nova dirigé par Lucie Leguay.
Les musiciens de l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine présenteront également mon quatuor à cordes « sssh » qui demande au quatuor Promethée de vocaliser, de bouger et de jouer plus que de simples instruments.
Nous avons aussi choisi un solo de danse pour organistes, une œuvre chorégraphique pour orgue solo ainsi que quelques-unes de mes pièces chorales « Vak », « Tu es magique », « What is that I hear ? », qui implique une vocalité inhabituelle.
Nous présenterons également une pièce orchestrale dirigée par Domingo Hindoyan « Elle ne dansera plus » qui est une sorte de commentaire sur la figure de Salomé.
Pouvez-vous nous parler des pièces qui seront interprétées le 6 mars par le chœur et l’orgue seul ?
Pour la pièce d'orgue « On Off and On Again », je suis partie de ma fascination pour les organistes qui bougent 4 membres en même temps pour produire du son. Cet instrument a tellement de boutons, il est complètement fascinant et intimidant à la fois. Ainsi, lorsque j'en ai eu l'occasion, j'ai décidé d'écrire une pièce dans laquelle les notes sur la page et les changements de registre sont en réalité des indications chorégraphiques pour l'organiste.
« Vak » est une pièce sur les syllabes absurdes, une de mes premières chorales commandées par le SYC Ensemble Singers (SYC = Singapore Youth Choir) où j'ai été chanteuse et cheffe assistante pendant de nombreuses années. Le fait que les mots soient des syllabes absurdes me donne la possibilité d'être également effrontée et de déplacer l'attention vers les consonnes plutôt que vers les voyelles, en recherchant des timbres « absurdes » d'une certaine manière. J'ai choisi ces syllabes simplement parce que j'aimais leur sonorité.
« Tu es magique » a été écrit à l'origine pour La Maîtrise de Radio France et parle de la liberté et du courage d'être qui nous sommes, sur la base d'un poème que j'ai écrit pour m'encourager pendant une période difficile. J'ai traduit les mots dans différentes langues et utilisé leurs sonorités pour créer 7 mouvements différents avec un paysage sonore de cloches, de feu, de pluie, de magie et de lumière. Je voulais entendre et présenter au public une version différente de la pièce chantée par des voix féminines adultes et d'une certaine manière montrer au public à quel point les voix sont incroyables. Le simple fait de changer l'âge des chanteuses change en effet tout ce que nous percevons dans la musique.
" What is that I hear ?” parle de la façon dont l'acte de chanter peut être un moyen de se connecter au-delà des distances, à travers le temps et les générations, etc. C'est une pièce sur le mal du pays, sur les absences et le désir. Comment l'idée de migration peut-elle changer votre idée de ce que signifie être chez soi ? La particularité de cette œuvre est qu'elle comprend un passage où des impressions sonores de paysages sont évoquées à travers l'imagination du chœur et doivent être co-créées avec le chœur. J’ai hâte de créer cette pièce avec les chanteurs de l’ONB.
Quelles ont été vos principales sources d’inspiration ?
Je suppose que le monde est riche et merveilleux et rempli de tant de choses intéressantes, je dirais que c'est ce que j'observe autour de moi, ce que j'entends, la sonorité des différentes langues, les expériences personnelles et celles de ceux qui m'entourent qui donnent un aperçu de ce que j'aime écrire et présenter au public.
Vous intégrez dans vos opéras des thèmes qui traversent la société, en témoigne votre travail aux côtés d’Alexandra Lacroix pour l’opéra Carmen Case récemment donné à l’Opéra National de Bordeaux. Comment la musique peut-elle s’emparer des sujets contemporains et pouvez-vous nous en dire plus sur ce qui vous a marqué dans ce livret et sur les lignes de force que vous avez voulu faire ressortir ?
C’est un vrai défi d'écrire de la musique sur un texte juridique car la base de beaucoup de musique, ce sont les émotions et chez Bizet il y en a tellement. J'ai donc eu le merveilleux défi de faire une sorte de contraste avec ce monde riche et sinueux de Bizet et aussi parfois de superposer de nouvelles lignes vocales sur une mélodie familière de Bizet pour donner un nouveau sens aux deux mondes, celui de Bizet et celui du texte de Carmen Case. La musique a la capacité d'aider à aborder émotionnellement certaines horreurs de notre réalité afin qu'à travers son expérience, nous puissions être transportés et marcher dans la peau de ces personnages que nous voyons sur scène, les ressentir et/ou leur donner un sens, des réalités personnelles. Je me retrouve souvent transformée émotionnellement à chaque fois que je regarde un opéra, mais aussi intellectuellement : je commence à réfléchir aux enjeux thématiques et relationnels en jeu jusqu'à un exercice plus technique sur la façon dont le compositeur travaille le rythme, l'orchestration, l'harmonie, etc. Mais ça, c’est mon obsession de compositrice !
Vous êtes attachée à travailler directement avec les interprètes sur les couleurs sonores. Est-ce un travail important à mener dans le cas de pièces vocales et si oui, comment ?
Oui, dans le cas de pièces vocales, il est important de travailler en étroite collaboration avec chaque interprète qui crée l'œuvre. C’est aussi un processus d’inspiration pour en apprendre davantage sur la voix humaine, exploiter l’énergie de l’interprète et valoriser ce qu’il y a de plus spécial dans la voix des chanteurs et mettre cela dans la musique. Il est toujours préférable d’avoir leur avis sur ce qui fonctionne ou non pour eux, car ce sont eux qui incarneront la pièce qui sera présentée sur scène. Donc dans la plupart des cas, je les écoute en direct, nous faisons un petit travail de mouvement et d'exploration de la voix en privé, je connais les couleurs sonores de toute leur palette et leur virtuosité et je regarderai aussi un maximum de leurs vidéos en ligne que possible.
J'esquisse ensuite leur partie et en fonction de la nature de la pièce et du temps dont je dispose pour y travailler, je fais un maximum d'allers-retours avec les chanteurs avant d'écrire enfin la pièce.
Diana Soh
Propos recueillis et traduits par Marie-Ange Rapiteau le 19 février 2024.